Dédié aux musiques expérimentales et de création, pluriel et profondément DIY, humain jusqu’au bout des mains, Carton Records répond aux questions de Will Dum par la voix de Seb Brun, par ailleurs impliqué dans divers projets « en lisière »…


Anne-Laurence Chambon et Seb Brun, co-fondateurs
©Anne-Laurence Chambon et Maxime Sève
Comment Carton Records a-t-il vu le jour? Qu’est-ce qui a motivé sa création?
Je jouais alors dans plusieurs groupes « en développement », en quête d’accompagnement. Nous enregistrions des démos, des maquettes, des albums… quelques refus auprès des labels et surtout beaucoup de silences
Je me suis alors demandé ce qu’était réellement un label. De ce que j’en déduisais c’était avant tout une vitrine : un site web et des disques. Alors j’ai récupéré des pochettes en carton (d’où le nom), et nous avons tamponné à la main des centaines de disques.
Carton Records est officiellement fondé en 2009. Les premières sorties sont celles d’IRèNE, Linnake, Jeanne Added, et OK. Nous jouions une musique engagée, presque politisée, qui cherchait à faire autrement — y compris dans sa structuration.
Très vite nous avons reçu de bons retours presse, notamment grâce à Marc Chonier, et les disques se vendaient beaucoup en tournée. C’est d’ailleurs en tournée avec OK que nous avons rencontré Gilles Poizat, aujourd’hui l’un des piliers du label.
L’idée n’a jamais été de défendre un style particulier, mais plutôt de fédérer des personnes autour d’une manière de faire et d’être. C’est ce qui a donné naissance à nos trois séries : Croix-Croix, Rond et Bâton, des séries poreuses car les mêmes musiciens circulaient souvent entre plusieurs projets.
Avec le temps, j’ai commencé à m’intéresser aux aspects administratifs et à la production, afin de structurer Carton Records et d’accompagner mes projets, puis ceux des autres. En 2017, j’ai eu la chance de rencontrer Anne-Laurence Chambon, qui a co-dirigé et transformé la structure. C’est une rencontre déterminante : elle a permis de consolider et de développer nos activités. Aujourd’hui, Carton Records, c’est une équipe de sept personnes passionnées, plus de soixante disques sortis, et une cinquantaine de projets soutenus en tournée et en création.

Borguefül©Clément Darrasse
Quelles sont les missions principales de Carton Records?
Nous accompagnons les artistes sur plusieurs plans : Production de tournée, Booking et Communication, Accompagnement artistique, nourri par le retour d’expérience. La plupart des artistes que nous soutenons ont déjà beaucoup de vécu et une réelle lucidité sur leur place dans le paysage musical. Nous sommes là pour leur apporter un cadre, un regard et un soutien concret.

Parquet©Oscar Fritsch
Le label est connu pour son engagement. Comment cela se traduit-il concrètement?
Notre engagement se traduit d’abord par nos choix artistiques : aucune concession esthétique. Nous évoluons en dehors des codes du « music business » classique, dans des économies souvent précaires mais plus humaines, ancrées dans des lieux de vie. Ici, il n’est pas question de consommation, de réussite ou de paillettes, mais d’artisans et d’orfèvres de la musique, des gens passionnés qui continueront à créer quoi qu’il arrive.
Nous avons réussi à construire un modèle qui tient presque économiquement, sans renoncer à notre liberté artistique. C’est un équilibre fragile, mais précieux.

BONGO©Fen. D.Touchemoulin
Le DIY semble être au cœur de votre démarche. Qu’est-ce que cela vous apporte, et est-ce aussi une contrainte?
Le Do It Yourself est notre ADN. Il nous offre une autonomie totale et une liberté artistique incomparable. Mais c’est aussi une forme d’engagement : cela demande beaucoup de temps, d’énergie, et des moyens limités. Nous ne « jouons pas le jeu » du business, ce qui rend les choses plus complexes financièrement. Malgré cela, presque vingt ans après la naissance du label, je reste convaincu que cette indépendance est notre plus grande force.

She’s Analog©Manuela Naddeo
Y a-t-il des prérequis pour intégrer Carton Records ? Un état d’esprit, un certain type de démarche?
L’humain est primordial. Nous privilégions les rencontres et les valeurs partagées. Nous accompagnons des artistes conscients de la musique qu’ils défendent, du contexte dans lequel ils évoluent et
de la liberté que leur offre la marginalité. Il n’y a pas d’ambition de « réussite » au sens commercial, mais une volonté sincère de créer et de faire vivre une musique exigeante et libre.

Simone Aubert©Olivier Jaquet
Quels ont été les temps forts (et faibles) de votre parcours?
Les premiers disques, les premiers tamponnages, les premiers retours presse… c’est là que tout a pris forme. La rencontre avec Anne-Laurence Chambon a aussi été un tournant majeur: sans elle, j’étais prêt à arrêter. Parmi les points faibles, je citerais la gestion humaine — grandir, c’est aussi apprendre à gérer une équipe, des tâches administratives, ce qui m’éloigne parfois de mon rôle de musicien.

Tatiana Paris©Pierrick Pag
Comment expliquez-vous la longévité de Carton Records? Quinze ans, ce n’est pas rien!
Je crois que cela tient à notre honnêteté. Anne-Laurence a su transformer l’essai et donner à la structure une vraie stabilité. Nous sommes restés « droit dans nos bottes », sans jamais trahir notre ligne esthétique ni nos valeurs humaines. Cette cohérence, cette transparence, c’est ce qui nous permet d’avancer.

Behaja à Antanindranto©Maxime Bobo
Vous organisez les « Soirées Tempête ». Pouvez-vous nous en dire plus?
Comme décrire un paysage, comme marquer un temps de pause pour contempler les tempêtes. L’avant, le pendant et l’après. La tension est forte, immobile, sauvage et incertaine. En attendant les prochaines, créons nos tempêtes.
Les Soirées Tempête sont nées de l’envie de créer un espace d’échange et de rencontre autour de nos musiques. Plus qu’un simple concert, c’est un moment de sociabilité, un lieu de regroupement politique et social où la musique devient un prétexte à la discussion, au partage, à la curiosité. Nous ne sommes pas de grands organisateurs d’événements, mais cette initiative nous tient à cœur: elle prolonge l’esprit du faire ensemble, autrement. Particulièrement pour ces 15 ans, nous avons voulu mettre l’accent sur l’éclectisme de nos musiques. Simone Aubert de Tout Bleu et Hyperculte, She’s Analog (trio jazz moderne italien), Mélanie Loisel qui défend une folk douce et expérimentale. On continue avec les musiques électroniques de Parquet et OD Bongo, à la lisière de la techno en cheminant sur les chemins de la noise et des pratiques radicales, puis Grischa Lichtenberger, artiste allemand dans la lignée d’Alva Noto. Puis nous atterrirons avec le bal poussière malgache de Bobo et Behaja, qui reviennent tout juste de tournée pour une musique de transe inarrêtable.
J’ai l’impression que ces grands écarts esthétiques se recentrent autour du comment et pourquoi faire de la musique. Du pourquoi et comment être ensemble dans des lieux engagés (comme ici le Périscope et Grrrnd Zero). Ces endroits pour être ensemble sont aujourd’hui ce qui nous reste au vu de l’ambiance environnante. Cela devient primordial pour défendre et imaginer de nouveaux modèles. Des modèles sociétaux, politiques. Sortir d’un modèle néo-capitaliste, pour avoir de la place pour l’imagination, la créativité, le vivre ensemble.
Pour nos 15 ans, nous célébrerons ça les 6 et 7 novembre à Lyon.

Grischa Lichtenberger©Carole Ann Murray
