L’artiste Suisse elie zoé, dissert, retrace son parcours et évoque son dernier single de même que son opus prochain….
Quatrième album, déjà, avec ce « shifting forms » prévu le 10 octobre ! Quel regard portes-tu sur ces années de scène et de sorties discographiques ?
J’ai commencé à écrire des chansons à l’âge de 18 ans, en faisant une « pause d’études » – que je n’ai jamais reprises -, et j’en aurai 34 à la sortie de « shifting forms ». Je vois le courage qu’il a fallu avoir pour se lancer dans cette activité d’auteur-compositeur-interprète qui, en Suisse d’où je viens, n’a pas de statut et n’est pas considérée comme un métier.
Je perçois ces 16 ans comme des années d’apprentissage autodidacte en continu, dont j’ai toujours gardé l’approche DIY : si on ne sait pas comment faire, il doit bien y avoir une manière de l’apprendre…d’ailleurs je ne connais presque rien au solfège et pourtant j’écris des chansons, les publie et les partage sur scène. J’ai fait la liste récemment, j’ai joué plus de 700 concerts à ce jour!
Pour cela, je suis aussi très reconnaissant envers toutes les personnes merveilleuses que j’ai croisées sur ce chemin et qui petit à petit, ont formé une tribu de proches avec qui je collabore régulièrement, dont des collègues qui m’accompagnent.
Je vois un long parcours linéaire, énormément de travail à porter ce projet et toutes ses facettes (composition, enregistrements et concerts, mais aussi art visuel, graphisme, communication, management, RH, rédaction et j’en passe), ainsi que d’autres projets : j’ai aussi sorti des albums de collaborations, dont « /A\ » avec Franz Treichler des Young Gods, Autisti avec Louis Jucker, « Pigeons » avec Christian Garcia-Gaucher et « Berceuses » en collectif à gouvernance horizontale à 8 personnes.
Et je vois surtout, malgré la précarité de ce métier, le soin que j’ai pris à garder l’émerveillement et l’envie de faire naître des chansons et d’observer la magie qu’elles opèrent à transporter les personnes qui les jouent et qui les écoutent. Je ressens une totale continuité entre tous les albums que j’ai sortis. Je fais les choses avec la même fraicheur qu’à mes 18 ans, avec un peu d’expérience et de pratique en plus!
Comment l’album a t-il été conçu, de qui t’es tu entouré pour sa réalisation ? De quoi traite t-il, y insuffles-tu ta matière intime ? J’ai le sentiment, sur votre belle Helvétie, d’une certaine unité indé…
Début 2024, j’ai mis fin à la tournée Hello Future Me : ma voix changeait, trouver les notes me demandait un effort et il m’était devenu presque impossible d’interpréter mon répertoire.
J’ai eu besoin de fabriquer un refuge, un espace où réapprendre à chanter. J’ai décidé de créer cette zone d’hospitalité avec Louis Jucker, complice de longue date (qui avait produit Dead-End Tape en 2014 et Hello Future Me en 2022). Ensemble, on a réuni tout un tas d’objets de récupération, mis nos instruments et du matériel en commun et on en a construit un studio pour enregistrer les futures chansons.
Dans cet espace, j’ai rétabli un lien avec ma voix, couplet après refrain, en commençant parfois à adapter des bribes de mémos vocaux à la bonne tonalité, et parfois en commençant une chanson à partir de rien.
Au moment d’enregistrer, on a fait appel à Luc Hess (Coilguns) et son jeu franc, tranchant et brut pour assurer les parties de batterie. Louis Jucker s’est occupé de la prise de son, puis ensemble on a arrangé les morceaux pendant de longues semaines, et un an après le début de la composition on les a mixés nous-mêmes. J’ai fait appel à Johann Meyer (Gojira) pour la finalisation du son via un mastering par stems.
Au cours de ce processus j’ai (re)trouvé ma voix, et décidé de changer de nom publiquement. J’ai compris que nos limitations sont aussi des ouvertures, que nos fragilités sont aussi nos horizons. En observant le monde, j’ai vu cette transformation partout : tout est mouvement. c’est peut-être ces observations que j’ai mises dans ces chansons et que le titre de l’album résume bien: il s’appelle « shifting forms », que l’on pourrait traduire par « en changeant de forme », ou « formes changeantes ».
J’entends sur l’opus du rude, du plus sensible aussi, tout ça de manière tranchée et sans que le procédé nuise au rendu. Y’aurait-il une forme de « schizophénie émotionelle » sur cette galette ? L’émotion est reine, semble t-il, sur ce disque… ?
Tous les morceaux que j’écrits sont des chansons aux mélodies pop, avec une esthétique et une instrumentation qu’on pourrait qualifier de « rock » – je joue principalement de la guitare électrique, parfois du piano, en duo avec un batteur. A partir de là, j’aime visiter toute la palette des possibles, et jouer avec les contrastes.
Cela se ressent peut-être moins sur mes albums précédents, mais en live j’ai toujours adoré fabriquer la setlist comme un voyage passant autant par des moments très énergiques que par des chansons calmes et ultra intimistes. On peut déjà trouver ça en regardant le « live at montreux jazz festival 2022 » qu’on avait donné en première partie de Nick Cave and the Bad Seeds.
J’ai eu envie que la production de ce nouvel album puisse vraiment rendre hommage à ces dynamiques, même sur disque. Ma musique est juste une transformation constante d’énergie, qui toujours essaie de toucher aux couches profondes à l’intérieur de soi, comme si on ouvrait un canal direct vers les émotions. Je crois que c’est juste une manière de dire et d’aimer l’état permanent de transformation du monde.
Quel est ton procédé d’écriture, dans quelle mesure te « purge » t-il ?
Il a évolué au fil des ans. Alors que j’ai le souvenir d’avoir écrit des morceaux comme des fulgurances pour parler de zones d’inconfort ou d’angoisses et les partager pour essayer de les comprendre, aujourd’hui ma pratique est différente.
Je m’organise des « plages de composition » d’au minimum 5 jours. Je rassemble toutes les idées que j’ai collectées au quotidien et qui m’ont fait du bien, je m’entoure des lectures qui ont nourri mon imagination, et de tout un tas de notes que j’ai prises au fil des mois précédents.
Ensuite, au contact d’un instrument (souvent une guitare, mais parfois un clavier ou un synthé) sur lequel je cherche des notes qui sonnent bien à mon oreille, je découvre un morceau, une ligne de voix, un couplet, un refrain, comme si je faisais de l’archéologie ou que j’assemblais des pièces de puzzle.
Ce qui me guide aujourd’hui pour valider un bout de chanson, c’est m’imaginer le chanter sur scène. Si j’ai ça me bouleverse, que ça me touche profondément et que j’ai l’impression que ça peut embarquer d’autres personnes avec, c’est le signal que ça chante juste. je le garde, et je construis la suite.
je crois que je cherche juste à donner la possibilité de de faire grandir les endroits qui font du bien. et j’ai trouvé une manière magique de le faire en écrivant des chansons.
Le clip de ton dernier single, « dormant plants », se déroule dans les bois, obscurs. Que symbolise t-il ? Tu y apparais serein, j’en conclus que ces lieux (te) ressourcent ?
J’aime imaginer les chemins vers une version apaisée et douce de nous-même comme des plantes en dormance, déjà là, prêtes à être découvertes.
On est allé filmer cette vidéo au bord d’un étang, au milieu des pins en montagne. C’est d’ailleurs cet endroit précis qui m’a inspiré cette chanson — un lieu où il est facile de perdre la notion d’échelle, et de ressentir physiquement qu’on fait partie du vivant.
Y aller de nuit, c’était expérimenter « the mounds in motion blur the line » (les monticules en mouvement floutent les lignes): dans l’obscurité; les formes deviennent incertaines et on ne sait plus très bien où l’on finit et où commencent les autres êtres…
Et c’est en avançant à tâtons dans ce flou, dans ce « temps du mythe » dont parlent les cosmogonies animistes, qu’une redéfinition ou qu’une réorganisation des rapports entre les êtres peut s’opérer. J’ai l’impression qu’on vit collectivement un moment qui peut s’y apparenter : ce qui nous paraissait stable et immuable ne l’est plus, à part le fait que tout change tout le temps. Et si c’était ça qui était rassurant? Et si c’était ça qui pouvait nous ressourcer, nous faire du bien?
Quels sont tes projets actuels, de longs mois avant la parution de ton album ?
Je travaille sur la sortie de plusieurs extraits du disque en amont de la parution de l’album, et sur la création du live. Ca va demander beaucoup de temps et d’énergie, mais je vais quand même essayer de planifier un mois de vacances pendant l’été (chose que je n’ai pas vécue depuis les vacances scolaires…). Je prendrai juste un sac à dos, pour marcher et dormir où bon me semblera, et aller à la rencontre êtres qui vivent dans les montagnes autour de là où je vis. Et puis l’album sort le 10 octobre, mais j’ai déjà l’impression que c’est demain tellement il reste peu de temps pour préparer tout ce qu’il faut d’ici là…alors à demain!
Photos artiste: Lea Kunz