Musicien pluriel, Régïs Boulard répond à Will Dum et nous présente son dernier opus, à la batterie mais finalement loin de s’y cantonner…
1. Peux-tu pour débuter, à l’attention de ceux qui ne te connaîtraient toujours pas, retracer ton parcours en tant que musicien mais aussi vis à vis de tes autres activités, que je pressens nombreuses?
Je suis batteur autodidacte, même si à 12 ans je me suis inscrit au conservatoire de Rennes. Au bout de quelques semaines de caisse claire militaire, j’ai demandé quand on aborderait la batterie. La réponse du prof (l’exceptionnel Hubert Hans) m’a douché : dans trois ou quatre ans si tout va bien. Alors je me suis débrouillé comme j’ai pu. Ma chance souvent renouvelée a été les rencontres, et si j’ai du talent quelque part c’est sans doute d’avoir eu conscience de l’importance de ces rencontres. Je viens du rock, jusqu’au rock prog, fondamentalement. Mais j’ai été bouleversé par le jazz, et mes quelques certitudes balayées je suis reparti de zéro. C’est comme si je regardais la musique par l’autre bout… J’ai toujours voulu faire de la musique au sein d’un groupe, pour moi le format idéal pour développer quelque chose. Ça s’est souvent avéré contre-productif, mais quand ça marche, c’est juste le paradis. Mais la rencontre d’une forme de frustration sourde et de la confiance de Bruno Letort, producteur et patron de feu le label Signature ont fait que j’ai franchi le pas, la trouille au ventre, et j’ai voulu sortir la musique que j’ai dans la tête ailleurs qu’à la périphérie. Ce jour-là, Bruno m’a dit « vas-y, ce que tu veux, comme tu veux » et ça a donné Streamer, il y a presque 20 ans.
Je suis donc passé (45 ans de vie) par des reprises des Stones, de The Who (…) , du rock prog nettement au dessus de mes pompes, par le jazz, du post-bop au free, par les musiques dites « improvisées », et puis j’ai commencé à trouver et travailler une voie où je pouvais mettre tout ça, une voie qui me semble-t-il me ressemble. J’y suis toujours. Quelques noms : Francis Courtot, Régis Huby, Sons of the Desert, Trunks, Arnaud Le Gouëfflec, Louis Soler, John Greaves, Olivier Mellano, Chien Vert, NO&RD, Gloyw… et une cinquantaine de disques.
Et pour la deuxième partie de la question, oui, je fais plusieurs trucs, dans cette vie là. Avant d’être musicien à temps complet, j’ai été graphiste, et j’ai gardé le goût pour ce travail. Je pense par exemple que le design industriel peut être un bienfait humaniste. Il l’a été, il le sera à nouveau. Depuis que je suis tout gamin je dessine, ça a de toujours été une porte d’entrée dans l’imaginaire, avec l’idée que mon monde vaut bien celui que la réalité me propose. Des fois j’aime bien me dire que je joue comme je dessine, que je dessine comme je cuisine, et je cuisine comme j’écris, etc…
2. Ton « About Bridges » vient de sortir, quel est ton ressenti dans l’élan de sa parution ? Comment et avec qui l’as-tu travaillé ?
C’est une divine surprise, vraiment ! Nous avons sorti cette musique de nos caboches avec Nicolas Sacco, du studio Caverne. Moi pour pousser un peu mon bouchon, vérifier quelques intuitions, et essayer des trucs que je n’avais jamais faits, comme concevoir des pièces en utilisant le collage sonore, à la manière des bandes magnétiques. Nico, lui, voulait explorer d’autres manières d’envisager la prise de son d’une batterie acoustique, ce qui fait que c’était un double labo ! Alors j’ai couché des prises de batterie, certaines avec en tête l’idée d’y revenir, d’autres étant pour moi finies, d’autres comme des pistes éventuelles. Il fallait juste que ça raconte des histoires. Alors, comme souvent, j’arrivais avec des titres, une ou deux idées claires, et hop. Et plus on passait du (bon) temps, plus le résultat nous semblait suffisamment musical pour que j’en fasse un album, sorti sur Bandcamp. Il avait déjà reçu un bon accueil, certes confidentiel, mais très chouette. Quand L’Eglise de la Petite Folie m’a proposé de le sortir en physique, j’ai vérifié la date : pas de 1er avril en vue. Arnaud et Maëlle Le Gouëfflec m’ont fait là un cadeau zinzin. Et ce qui est encore plus zinzin, c’est l’accueil ! Il semble que nous ayons réussi un pari fou, de toucher les gens sans les artifices usuels, donc peut-être d’aller au cœur de quelque chose de pas trop sollicité, ces temps-ci (ça ne sonne pas très modeste, mais je vous jure bien que ça m’échappe !). Trois ou quatre personnes m’ont d’ores et déjà parlé d’un côté addictif, ça m’épate.
Photo Georges Light
3. Qu’est-ce qui t’a donné l’idée de réaliser un album de batterie « et pas que » ? Que cherches-tu à exprimer par le biais de cette batterie quasiment dénuée de toute autre parure (quoique…) ?
J’ai déjà un peu abordé un début de réponse ci-dessus. Mais il y a aussi ce constat que j’ai fait au long des années : tout le monde entend la batterie, quasiment personne ne l’écoute. Alors, dans mes projets perso, par exemple, j’ai commencé à décaler le discours de la batterie, à le sortir du contexte ou du rôle supposé, et ça devient une autre musique, qui touche les gens, parfois. C’est ce que je fais avec Chien Vert, NO&RD, La machine couchée, et dernièrement avec Ground under Ground. Ici, j’ai décidé de pousser encore plus loin. Il paraît que j’ai bien fait… 🙂
4. Par quoi est nourri ce disque, tant en termes de thématiques que de vécu personnel ? Existe t-il des ponts », pour reprendre partiellement le titre de l’opus, entre ce dernier et tes autres activités, le dessin par exemple ?
Tout d’abord, j’ai essayé de retrouver toutes mes émotions de gamin quand je découvrais cet instrument. Sensations auditives, bien sûr, mais aussi visuelles, par exemple. Ces moments où j’entendais de la musique quand autour de moi, manifestement les gens entendaient autre chose. Même si je ne mettais pas de mots là-dessus, je sentais bien qu’il valait mieux que je garde ça pour moi (après quelques tentatives qui m’ont confirmé que le ridicule ne tue pas, certes, mais qu’il fait les joues bien rouges, à l’occasion). A cette époque, entre mes 9 et 14-15 ans, la musique reste peu présente dans mon quotidien et dans la vie de la plupart des gens. Deux puis trois chaînes de TV d’état, pas de radios dites « libres », acheter un disque signifiait le garder longtemps, donc pas trop le droit à l’erreur. Coup de bol, ma mère avait un bar avec un juke box, et surtout un client de ce bar laissera une pile de 45T avec dedans The Who, Xit, Ten Years After, Shocking Blue, T.Rex… et ça, pour moi, c’est un séisme à répétition.
J’essaie toujours d’avoir ça en tête, j’essaie de refiler même une parcelle du bonheur ineffable que ça m’a procuré et procure toujours. Et pour les thématiques en tant que telles, je commence souvent par le titre. Killmotor Hill, par exemple, est le nom de la colline du coffre fort d’Oncle Picsou. Blenheim Palace est à double sens, c’est un équipage de Bristol Blenheim qu’on entend (archive BBC), et c’est le nom de la résidence ou Churchill est né. Tempo Mat, c’est le nom du cruise control des vieilles Mercedes, Prayer for Albert est un humble hommage à Albert Ayler que j’aime tant et tant et qui m’a tant apporté. Gamin, le décalage des cloches d’église me fascinait, comme les fanfares un peu bancales, premiers émois quant aux percussions, pour ma part, et qui sont toujours là. J’ai pensé qu’Ayler me montrait que je pouvais partir de là.
Là où il y a sans doute un gros point commun entre le dessin et la musique, c’est de partir d’une idée simple, et de la pousser le plus loin possible : l’idée de ces villes aux perspectives impossibles m’est venu en gribouillant sur un coin de feuille, un pont dans un sens, un bâtiment dans un autre. Je suis passé directement au format 50×70, ça me prend un temps fou, je fais attention au mouvement global, j’ai un plan d’ensemble très précis, puis je bosse à main levée, zone après zone, rarement proches l’une de l’autre. Une zone finie nourrit la suivante, mais j’ai toujours l’idée première en tête, j’y reviens sans cesse. Si elle ne me convient plus, je repars de zéro. C’est ma propre discipline, une tension permanente géniale, et sortir « ma » musique de ma tête fonctionne de la même manière, des allers et retours incessants face à un truc vivant qui se développe, qui peut m’échapper, alors je dois décider si ça ajoute quelque chose ou trahit l’idée première. Entre adaptation radicale et une forme d’intransigeance, une seule règle : seul compte le résultat.
Photo marc Marc Alterunfo
5. Que dit la batterie que les autres instruments ne peuvent pas dire, selon toi ? Et surtout une batterie « datée » comme celle dont tu uses sur About Bridges… ?
Je ne sais pas si la batterie peut dire quelque chose inaccessible à d’autres instruments… Pour moi, ce qui est sûr, c’est que la batterie peut être d’une vulgarité absolue, et que c’est un engin qui peut être très intimidant. Quand je ne suis pas en forme, ou un peu vide, elle peut me rejeter, en fait. Et de l’autre côté, des fois, souvent, je m’assois derrière, je fais le tour, chaque impact déclenche des trésors de richesses sonores, des résonances mystérieuses et mouvantes, des myriades d’harmoniques (les cymbales !!!), ça m’époustoufle à chaque fois. Alors je pars de là : le son, point de départ et point d’arrivée.
C’est un drôle de mélange très contradictoire, un terrain un peu sacré pour moi, mais laissez une batterie dans un coin, tout le monde s’autorisera à venir taper dessus. Alors que si vous laissez traîner un contre-basson… Je ne sais pas si c’est bien ou pas, je le constate, simplement. Mais ça fait que le chemin à parcourir pour montrer ce vaisseau spatial sous un meilleur jour est parfois difficile (il suffit de penser à toutes les blagues pourries sur les batteurs, aux présupposés cerveaux primaires, voire complètement débiles…).
Quant au modèle proprement dit, c’est une lutherie magnifique, un son très ouvert, riche, et en prime très abordable. La mode du vintage ravage les budgets des passionnés. Coup de bol, le snobisme ambiant se fixe toujours sur les mêmes marques, et pour le moment on peut encore trouver des instruments merveilleux à prix très décent. Pour le moment !
L’offre pour le matériel neuf est assez tordue : les batteries bas de gamme sont d’un rapport qualité/prix génial. Quand j’étais gamin, cette qualité n’existait absolument pas, à budget équivalent. Ensuite, il y a pléthore de marques et modèles plus chers, qui me laissent froid, qui racontent la même chose : aucun intérêt pour moi, mais rassurant pour qui veut un truc sans histoire. Et pour arriver à des instruments avec une personnalité marquée, il faut être très très riche. Reste nos deux oreilles, pour tirer le maximum de n’importe quoi. Mais ce genre de défis a ses limites.
6. Qu’as-tu prévu pour défendre ce « About Bridges » ?
J’ai la grande chance d’être soutenu par Arnaud et Maëlle Le Gouëfflec, leur label, L’Église de la petite folie. Et ces deux zouaves ont déniché une licorne, Claire Choisy, attachée de presse ET batteuse, qui fait un boulot merveilleux, sans doute convaincue par l’idée de défendre cet instrument. Et puis, on m’a pas mal demandé si j’allais proposer cette histoire sur scène. Sauf que cette musique est souvent faite de strates, impossible à rendre sur scène, ou alors avec deux ou trois autres batteurs. Et donc, forcément, je commence à cogiter, à trouver d’autres moyens pour jouer l’esprit de cet album, ça va mal se finir ! 🙂